Après l’occupation au mois d’août, il met en garde contre la résignation de la société. En automne, il participe aux grèves d’étudiants, caractérise, analyse et condamne la situation tendant inévitablement vers une nouvelle totalité. Progressivement, il est exclu – de même que des centaines d’autres auteurs et créateurs - de la culture officielle. Il devient écrivain interdit. En janvier 1969, il s’engage dans la polémique sur le «sort tchèque» initiée par Milan Kundera. Le débat sur la signification du Printemps de Prague et le comportement de la société après l’occupation soviétique se déroule dans les années 1968 – 1970 dans les revues culturelles. À la suite de la déclaration Dix points refusant la politique de la «normalisation», il est interrogé et accusé de préparer un acte criminel de subversion contre la République, la procédure pénale est classée. Le temps de la dissidence commence.
Il séjourne alternativement à Prague et dans sa maison de campagne à Hrádeček u Trutnova, où il vit une grave crise créatrice de plusieurs années, séparé du monde de la culture. Ses œuvres sont interdites en Tchécoslovaquie, il gagne sa vie grâce aux droits d’auteur payés pour la publication de ses livres et la mise en scène de ses pièces à l’étranger (plus de 300 premières). Ses essais sont traduits et publiés dans la presse étrangère de prestige. VH est un auteur respecté sur le plan international, Hrádeček devient l’un des centres de la culture tchèque indépendante et de la lutte pour les droits civiques.
VH travaille dans la brasserie de Trutnov comme ouvrier auxiliaire. Cette expérience est reflétée dans sa pièce Audience (1975) présentant pour la première fois le dissident timide Ferdinand Vaněk. D’autres pièces avec ce «héro non héroïque» seront écrites non seulement par Havel, mais aussi par ses amis dissidents.
En 1974, j’ai travaillé pendant dix mois comme ouvrier à la brasserie de Trutnov (Hrádeček est à dix kilomètres de Trutnov). Dans mon entretien avec Jiří Lederer en 1975, je dis que j’y suis allé pour des raisons financières, mais aujourd’hui, il me semble que j’y suis allé plus ou moins parce que j’avais besoin d’un changement; l’inertie suffocante qui m’entourait m’énervait un peu, je voulais sortir de ma cachette pendant un moment et découvrir une autre ambiance, rencontrer de nouvelles personnes. (Interview à distance, interview de Václav Havel avec le journaliste Karel Hvízďala de 1986)
Il écrit une lettre ouverte au dirigeant des communistes tchécoslovaques, Gustáv Husák, une sorte d’analyse critique de «la normalisation» qui, en réalité, n’est rien d’autre que la démoralisation et la perte de l’identité humaine.
La question générale est celle-ci : à quelle profonde impuissance morale et spirituelle cette castration de la culture ne risque-t-elle pas de mener demain la nation? Je crains que ces conséquences sociales néfastes ne survivent bon nombre d’années aux intérêts politiques concrets qui les ont provoquées. La responsabilité historique de ceux qui ont sacrifié l’avenir spirituel de la nation aux intérêts de leur maintien au pouvoir n’en sera que plus grande.
Il fonde une édition de samizdat appelée «Edice Expedice» diffusant les textes dactylographiés des auteurs interdits. Une seule fois, on tente à mettre en scène une pièce de Havel en Tchécoslovaquie. L’Opéra des gueux inspirée par la pièce de John Gay, parabole ironique sur la «coexistence» des milieux criminels et le monde du pouvoir, est préparée par une compagnie de théâtre amateur, Divadlo na tahu, sous la direction d’Andrej Krob à Horní Počernice. Non seulement les acteurs, mais aussi les spectateurs sont mis à la porte et poursuivis. Il s’agit d’un évènement symbolique pour la formation de la dissidence tchèque.
Par l’intermédiaire d’un collègue de la revue Tvář (Visage), Jiří Němec, il entre en contact avec l’underground musical et culturel, notamment avec son protagoniste principal Ivan Martin Jirous (né en 1944). Lorsqu’ un procès est engagé contre le groupe Plastic People of the Universe, VH organise des protestations pour soutenir les accusés. En août, il signe la lettre de sept écrivains et philosophes tchèques adressée à ce sujet à l’écrivain allemand Heinrich Böll. Une communauté se forme autour de ce procès qui sera la base de la future Charte 77.
Le pouvoir a été étonné et pris au dépourvu par les évènements que l’affaire des Plastic people avait provoqués, ne s’attendant pas à de telles conséquences. Il supposait que tout serait vite réglé, comme à l’accoutumée, quand sont jugés les criminels ordinaires. Il a donc d’abord tenté une contre-attaque par une campagne de diffamation (une émission télévisée, des articles dans la presse, notamment dans l’hebdomadaire des jeunes Mladý svět), mais ensuite il s’est mis à reculer. Les emprisonnés étaient progressivement relâchés, comme si tout devait être étouffé. Finalement, seules quatre personnes ont été jugées et condamnées aux peines correspondant à leur détention préventive ou la dépassant de quelques mois. Jirous a été évidemment condamné à la peine la plus lourde. Ce fut un procès célèbre et vous connaissez probablement le texte qu’il m’a inspiré. On pouvait encore se rassembler dans les couloirs et sur les escaliers du palais de justice, on pouvait encore apercevoir les inculpés menottes aux poings et les appeler. Tous ces droits ont disparus au fur et à mesure que croissait la solidarité avec les inculpés. Les personnes rassemblées au palais de justice étaient le présage de la Charte 77. L’ambiance d’égalité, de solidarité et de fraternité ainsi que la volonté de se soutenir mutuellement résultaient du danger et de la nécessité de défendre une cause commune. Ils caractérisaient non seulement l’atmosphère du palais de justice mais aussi les premiers mots de la Charte. (Interrogatoire à distance, interview de Václav Havel avec le journaliste Karel Hvížďala, 1986).
Le Burgtheater à Vienne monte les pièces en un acte Audience et Vernissage. Grâce au directeur du théâtre Achim Benning, presque toutes les pièces d’Havel y sont progressivement montées pendant les dix années suivantes, dont plusieurs en première mondiale.
La Charte 77, manifeste du mouvement pour le respect des droits de l’homme en Tchécoslovaquie, est publiée. La Charte réunit plusieurs centaines d’activistes de différents courants d’opinion – démocratique, chrétien, communiste réformiste et underground. VH est l’un des co-auteurs du texte et l’un des trois premiers porte-paroles de la Charte. Il est arrêté et mis en détention provisoire depuis janvier jusqu’au mai. En octobre, il est condamné avec sursis «pour avoir compromis les intérêts de la République à l’étranger». Un autre porte-parole, le philosophe Jan Patočka (né en 1907), avec qui Václav Havel est devenu très proche, meurt épuisé après un interrogatoire policier.
La Charte 77 est une communauté informelle, libre et ouverte d’hommes et de femmes de profession, de confession et de convictions diverses, unis par la volonté de s’employer, individuellement et collectivement, à faire respecter, chez nous et partout dans le monde, les droits de l’homme et du citoyen - ces droits reconnus par les deux pactes internationaux qui ont dorénavant force de loi, par l’Acte final de la conférence d’Helsinki, ainsi que par bien d’autres documents internationaux contre les guerres, la violence, l’oppression sociale et celle des esprits - ces droits que résume la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU (de la Déclaration de la Charte 77).
Le IIIe festival de la seconde culture est organisé à Hrádeček u Trutnova. Bien que la participation à ce festival présentant pour la plupart des musiciens d’underground interdits soit passible d’une peine, quelques deux centaines de personnes viennent à Hrádeček.
VH fonde, avec d’autres signataires de la Charte 77, le Comité de défense des personnes injustement poursuivies (VONS) afin de suivre et de rendre public les cas des personnes poursuivies en contradiction avec les lois tchécoslovaques d’alors.
Ce comité a pour objectif de suivre les cas de personnes poursuivies ou emprisonnées pour leurs convictions ou qui sont devenues victimes de l’arbitraire policier et judiciaire. Nous informerons le public et les autorités de ces cas et, autant que possible, aiderons les personnes concernées. Nous voulons coopérer avec quiconque est intéressé par une telle coopération. Dans le même temps, nous demandons aux citoyens de nous avertir (de préférence personnellement) de tels cas. Nous pensons que les travaux de notre comité contribueront à faire en sorte que les personnes ne soient pas injustement persécutées ni emprisonnées (extrait de la déclaration introductive de VONS).
Il participe à la première rencontre des représentants du Comité de défense des ouvriers (KOR) et de la Charte 77 à la frontière tchécoslovaco-polonaise. Lors de leur deuxième rencontre en septembre, il signe, ainsi que les 21 participants, une lettre commune destinée aux défenseurs des droits de l’homme de l’Europe de l’Est. Les policiers tchécoslovaques et polonais font échouer une troisième rencontre prévue pour octobre.
VH écrit son essai le plus célèbre Le pouvoir des sans-pouvoir, une analyse de la situation et du potentiel de la dissidence politique, un texte sur l’abandon de la vie dans le mensonge pour essayer de vivre dans la vérité.
La «vie dans la vérité» dans le système post-totalitaire n’a donc pas seulement une dimension existentielle; elle ramène l’individu à lui-même noétique; elle dévoile la réalité telle qu’elle est; et morale, elle représente un exemple. Elle a aussi une dimension politique. Si le support fondamental du système est la «vie dans le mensonge», il n'est pas étonnant qu’il voie sa menace fondamentale dans la «vie dans la vérité». C’est pourquoi il doit la poursuivre et la réprimer plus durement que quoi que ce soit d’autre. Dans le système post-totalitaire, la vérité - au sens le plus large du terme - bénéficie d’une portée particulière et inconnue dans un autre contexte : bien plus et surtout autrement, elle joue un rôle de facteur de pouvoir ou même de force politique.
VH passe six mois assigné à la résidence. Depuis décembre 1978, les policiers patrouillent sur l’escalier de son appartement pragois. En face de sa maison de campagne à Hrádeček, ils construisent une sorte de guérite surnommée Lunokhod. En mai 1979, Václav Havel est arrêté ainsi que onze autres membres du VONS.
En détention provisoire, il lui est proposé de partir pour un stage d’un an à New York, autrement dit, on lui propose d’émigrer. Václav Havel refuse de le faire si les autres prisonniers politiques ne sont pas libérés. Il renonce donc à la possibilité d’éviter l’emprisonnement. De la prison, il écrit les lettres à sa femme qui forment un cycle d’essais philosophiques sur l’éthique et la responsabilité et sur la relation avec le Dieu. Ses amis en compilent le livre Lettres à Olga, considéré comme le principal œuvre de Havel-penseur, qui sera traduit dans un grand nombre de langues étrangères.
Son père, Václav M. Havel, meurt.
Au terme du procès avec les membres du VONS, VH est condamné à quatre ans et demi de prison pour la subversion contre la République, les autres activistes du VONS, Petr Uhl, Jiří Dienstbier, Otta Bednářová, Václav Benda, Dana Němcová et d’autres, se sont vus infligés des peines plus ou moins identiques.
Le soutien à VH à l’étranger est de plus en plus grand, notamment dans les milieux artistiques. Différents théâtres et télévisions mettent en scène la reconstruction de son procès en justice. En été 1982, le Festival d’Avignon présente la pièce Nuit pour Václav Havel, l’ensemble du Burgtheater de Vienne organise une pétition pour le soutenir, sa libération est demandée aussi par certains hommes politiques occidentaux. VH reçoit le titre Docteur honoris causa des universités de Toronto et de Toulouse-Le Mirail.
L'exécution de sa peine est interrompue pour des raisons de santé. Après avoir contracté une pneumonie sévère, il lutte pour la vie. Grâce à une large solidarité internationale, il est libéré et soigné à domicile.
Chère Olga, les événements de cette semaine méritent vraiment que je leur consacre l’essentiel de la lettre, après tout, les autres sujets, je n’en aurais plus la force. Eh bien, dimanche dernier, le 23 janvier, vers trois heures de l’après-midi, soudainement et avec une violence vraiment étrange, une maladie m’a rattrapé et dès lundi matin, j’ai été admis à l’infirmerie de l’établissement, et puis vendredi - après une discussion un peu compliquée - une ambulance m’a conduit à l’hôpital de Pankrác. Les premiers jours de cette maladie, c’est-à-dire jusqu’à hier, ont été terribles: j’ai eu une fièvre si forte que je tremblais et le lit tremblait aussi, ma poitrine, mon dos, mes reins et mes épaules me faisaient si mal que je n’arrivais pas à trouver une position pour rester couché, je n’arrivais presque pas à bouger et surtout j’avais du mal à respirer (chaque aspiration était un coup de doleur), ma tête me faisait terriblement mal, j’étais incapable d’avaler quoi que ce soit pendant toute la semaine, j’étais complètement sec et bien sûr je ne dormais pas du tout (pour la première fois, j’ai un peu dormi cette nuit). En bref: je ne me souviens pas de me sentir aussi mal dans ma vie. Je pensais que j’étais en train de mourir (il me semblait que mon cœur ne pouvait pas tenir et que j’allais étouffer). Sérieusement, je voulais t’écrire une lettre d’adieu (bien sûr avec les dernières instructions), et j’étais bouleversé de ne pas avoir la force de le faire. Maintenant, tout va mieux, la température est juste un peu élevée, les douleurs à la poitrine et au dos persistent, mais je peux vivre avec (je me traîne comme une grand-mère à dos voûté). Le pire, c’est la toux ou un mouvement brusque. (Lettre à Olga - 30 janvier 1983)
Il écrit la pièce Largo desolato, histoire d’un dissident, leader intellectuel et moral de la nation luttant de ses dernières forces pour son identité.
Ses recueils d’essais et d’articles Pour l’identité humaine et Essais politiques sont publiés à l’étranger (éditeur Vilém Prečan). Il donne des interviews aux journaux et revues occidentaux prestigieux, soutient publiquement les personnes injustement poursuivies et cherche à les aides financièrement, il écrit des pièces et dirige Edice Expedice, est membre du conseil de rédaction du journal Lidové noviny et cofondateur de la revue de théâtre O divadle. Tandis que dans sa patrie il est poursuivi, arrêté et tracassé, dans le monde, il est apprécié et honoré par le Prix Erasme et le Prix de la paix des libraires allemands. Dans son pays et à l’étranger, son rôle d’une autorité principale de la dissidence tchèque ne cesse de croître.
Lors d’une perquisition au domicile à Hrádeček, la police saisit une grande quantité de livres, revues, bandes magnétiques, photographies, lettres privées et d’autres documents. L’intimidation policière se poursuit aussi dans les années suivantes.
Il écrit la pièce Tentation, variation ironique sur le thème faustien dans un contexte historique actuel. Il s’agit ici aussi d’un pacte avec le diable et du combat avec sa propre conscience que le héros perd à la fin.
Il termine le livre Interrogatoire à distance, interview autobiographique avec le journaliste Karel Hvížďala, une tentative de résumer, à l’âge de cinquante ans, sa vie.
Grâce à ses amis, VH apparaît au public pour la première fois depuis dix-neuf ans lors du festival folklorique à Lipnice nad Sázavou. Le 10 décembre, il prononce un discours lors de la première (et la seule autorisée) manifestation indépendante à l’occasion de la Journée internationale des droits de l’homme sur la place Škroup à Prague. Pendant toute l’année, il participe, dans le cadre de la Charte 77, aux rencontres avec les hommes politiques et diplomates étrangers, entre autres avec le président français François Mitterrand.
Au cours de la semaine de protestations organisées sur la Place Venceslas pour commémorer l’anniversaire de la mort de Jan Palach (la semaine Palach), il est arrêté et condamné à neuf mois de prison. Une pétition de soutien à Václav Havel est signée aussi par de nombreux artistes actifs dans la culture officielle. La barrière entre la culture officielle et la culture alternative tombe. Une autre campagne propose de décerner le prix Nobel de la paix à Václav Havel. Après sa libération conditionnelle en mai, VH organise une pétition pour la démocratisation de la société tchécoslovaque, Quelques phrases, signée ensuite par plusieurs milliers de personnes. Il est de nouveau arrêté au mois d’octobre, cette fois-ci seulement pour quelques jours. Il ne reste aucun doute que le régime est en train de s’effondrer.
Le jugement, grâce à tout cela, me semble tout simplement un acte de représailles pour avoir eu les opinions que j’ai et que je ne cache pas. Son contenu spécifique, à mes yeux, n’a qu’une fonction de substitution qui, de plus, est très médiocre. Il me semblerait plus honnête dans cet état de choses si le jugement était le suivant: Vaclav Havel, tu nous énerves tous, tu vas donc aller en prison pour neuf mois (discours final devant le tribunal - 21 mars 1989).